Retour d’expérience

Compte-rendu informel en mots et en images, par Charlotte Marchina, anthropologue, membre de l’équipage, qui livre ici son récit à destination d’amis, d’étudiants, de vous…

Préambule :

« Lorsque je rentre d’un séjour de recherche en Mongolie ou en Sibérie j’envoie toujours à mes proches (famille, amis, collègues) un court récit abondamment illustré, ce qui m’évite à mon retour de raconter la même chose des dizaines de fois, et ce qui leur permet d’avoir une idée plus précise de ce que je fais, vois, etc.
Je ne partage habituellement jamais cela avec mes étudiants. Encore moins avec le public… Mais à situation exceptionnelle, moyens exceptionnels. Ce n’est pas un article, ni un compte-rendu scientifique, mais plutôt une sorte de carnet de bord illustré tout à fait personnel, rédigé à la va-vite dans les avions et pendant l’escale à Moscou en jetant dans un pdf une sélection de photos brutes et des impressions…. »
 

 

Moscou, le 7 mars 2020

Chers tous,
 
Je vous offre quelques images de la merveilleuse résidence arts et sciences au bord du Baïkal. Le projet « Symposium Baïkal » est porté par Chloé Laumonier et son association « Effets désirables ». Ce projet fou auquel j’ai été associée est financé par des fonds privés et publics (Inalco, Maison des Sciences de l’Homme, LVMH…).
 
Il s’agissait de réunir pendant une petite semaine artistes et scientifiques sur les rives du Baïkal pour faire émerger des nouvelles manières de transmettre des connaissances et de partager. Je vous livre la recette de ce petit cocktail explosif. Réunissez une porteuse de projet dynamique, qui est aussi compositrice et chanteuse ; un guitariste/bassiste ; une accordéoniste et chanteuse ; un batteur/percussionniste ; un photographe, peintre et marin ; deux chefs opérateurs, dont un spécialiste de studio ; une assistante par ailleurs autrice et réalisatrice de courts métrages ; un artiste plasticien ; un mathématicien universitaire reconverti à l’art contemporain et aux mathématiques existentielles, par ailleurs aussi accordéoniste ; un géographe ; un astrophysicien versé dans la réalisation de films, l’écriture et la peinture ; une anthropologue un peu musicienne et photographe ; et enfin un chef cuisinier qui « cuisine avec son cœur ».
 
Imaginez maintenant certains d’entre eux français, d’autres russes ; certains jeunes, d’autres moins ; certains en début de carrière et d’autres à la renommée internationale. Ils ont en commun de vouloir partager pendant une semaine des approches, des sensibilités, des savoirs, des modes d’expression et ont tous une soif d’apprendre. Tout cela autour du Baïkal gelé, dans un cadre époustouflant. Je suis embarquée en tant que spécialiste des Bouriates, locutrice du russe, mais aussi pour ma pratique des formats hybrides dans mes manières de faire et de diffuser la recherche.
 
Cette résidence n’est que la première étape du projet. Plusieurs sous-projets en sortiront en aval : un film documentaire, des concerts, un livre, des expos, des conférences…
 
Cela fait 3 ans et demi que je n’ai pas mis les pieds en Sibérie (et Russie), et je suis ravie de retrouver Irkoutsk, dont je découvre l’aéroport (puisque j’y suis toujours arrivée en train par le passé).
 

Il fait environ -15° et ça fait du bien de retrouver la neige. Après un vol de nuit depuis Moscou (près de 10h de vol depuis Paris en tout) et une nuit pour ainsi dire sautée – puisque nous avons 7h de décalage avec la France – nous enchaînons avec une visite d’Irkoutsk, où je n’avais plus mis les pieds depuis 2012.

Pêcheur sur une partie gelée de la rivière Angara :

Pas difficile de ne pas perdre le groupe, il suffit de suivre les parkas Canada Goose qui nous ont été prêtées par la marque pour le projet.

Nous arpentons le grand marché couvert d’Irkoutsk, où le chef goûte de nombreux produits en vue des dîners à l’auberge du lac. Produits laitiers bouriates, poissons frais et fumés du Baïkal l’inspirent pour des recettes qu’il invente in situ. Au rayon tisanes et herbes médicinales, je découvre avec étonnement un mélange spécial endométriose. C’est bien la première fois que j’en entends parler dans ce coin. Je rafle le stock.

Après une courte sieste, on arpente les rues de la vieille ville avec ses maisons typiques en bois pour rejoindre la demeure d’un couple de Russes francophiles qui tiennent aussi une auberge sur l’île d’Olkhon sur le Baïkal (et où j’avais séjourné en 2012 !). Ils ont une salle de musique dans laquelle nous inaugurons donc la série de concerts qui animeront toutes nos soirées sibériennes.

J2 : la neige nous accompagne alors que nous prenons la route depuis Irkoutsk pour le Lac Baïkal.

Nous avons environ 4h de route pour rejoindre la baie de Sarma.

Nous avons la chance d’avoir l’ensemble de la base touristique pour nous : deux chalets où nous passons les nuits, et un bâtiment principal équipé d’une salle que nous transformons en salle de conférences/de concert/de dégustation culinaire. La vue est époustouflante depuis la terrasse.

La vue depuis le salon du chalet, dont nous n’avons pas vraiment profité puisque nous avons passé la majorité de notre temps dehors sur la glace ou dans la salle commune.

Rapidement après l’installation nous entamons le programme de travail : une conférence par moi-même sur le fil directeur scientifique de la semaine et le cadre général de la culture bouriate, suivie d’une conférence par Olivier sur la limnologie du lac Baïkal. Les conférences sont filmées, enregistrées et seront en partie intégrées au documentaire, et mises en ligne par ailleurs.

Le chef, Jean-Claude, nous prépare des plats originaux à partir d’ingrédients locaux. Notre première entrée est du foie cru de cheval (qui se mange chez les Bouriates habituellement congelé et en fines tranches, avec du gras), mariné au gingembre et aux airelles, avec du fromage local.

Nous apprécions le dessert (ananas rôti) en écoutant une session de la création musicale originale de Chloé Laumonier et Christian Olivier qui s’appuie sur des sons et extraits musicaux sibériens.

J3. Nous prenons des fourgons russes (UAZ) pour nous rendre loin sur la glace et rejoindre l’île d’Olkhon, haut lieu du chamanisme bouriate.

 

C’est assez extraordinaire de se promener dans ces lieux en ne croisant « qu »’une dizaine de touristes. Les chauffeurs nous expliquent qu’habituellement le lieu est envahi de touristes chinois. Mais du fait du Coronavirus les citoyens chinois ont interdiction d’entrer sur le territoire russe. Les logements touristiques des environs sont vides.

Nos chauffeurs nous préparent une soupe de poissons sur la glace à la mi-journée.

Pendant que ça cuit, nous partons à la recherche de grosses plaques de glaces brisées qui pourraient servir de percussions à nos musiciens, qui enregistrent un petit concert.

Circuler sur l’immensité du Baïkal gelé est une expérience incroyable. On nous explique que l’hiver est inhabituellement neigeux, et qu’il n’y a généralement pas du tout de neige sur la glace à cette période de l’année. Les voitures circulent en tout cas sans problème jusqu’à fin mars, sur une glace qui fait entre 70cm et 1m20 d’épaisseur (on nous demande toutefois de ne pas attacher notre ceinture – si jamais le fourgon sombre…).

Baïkal à vélo (les Palois, devriez proposer un jumelage avec Pau à vélo) 

Et tous les soirs ce sont des couleurs différentes qu’offre le Baïkal.

Nous passons une merveilleuse soirée en présence d’Aleksander Arkhincheev, vielliste et chanteur bouriate de passage pour la soirée, qui nous propose quelques morceaux en solo avant d’improviser avec le reste du groupe. J’ai l’occasion de réactiver mon bouriate, que je pratique assez peu, et découvre avec amusement qu’il a enregistré un disque et joue de temps en temps avec le groupe basque Kalakan que j’aime bien écouter aussi.

J4. Il est difficile de suivre tout ce qui se passe pendant cette résidence. Car si nous sommes ensemble la plupart du temps, il y a quelques moments où une ou plusieurs personnes s’éclipsent pour avancer sur leur sous-projet (le cuisinier pour préparer le repas, tel artiste pour s’entraîner ou préparer des matériaux, tel cadreur pour tourner quelques images).

Notre artiste plasticien Kirill prépare ainsi des blocs de glace pour des sculptures :

Je comprends qu’il prépare une offrande au lieu, en partie inspirée par mon introduction aux relations à l’environnement chez les Bouriates. Je donne une deuxième petite conférence sur le chamanisme chez les Bouriates. Les discussions avec Jean-Claude, le cuisinier, et Laurent, l’artiste mathématicien, me poussent à fouiller dans de vieilles données pour ressortir des images de rituels que j’avais un peu laissé dormir dans mes disques durs (notamment sur des processus de distillation qu’on ne trouve qu’en contexte rituel). C’est avec un tout autre regard que j’ai pu revisionner ces images et que j’ai désormais envie de les exploiter.

Puis c’est au tour d’Adrien de proposer une conférence sur la lumière et l’énergie. Il a apporté avec lui un boîtier contenant un capteur qui permet ensuite de transformer des informations sur la lumière en sons et musique.

Dans l’après-midi a lieu une nouvelle performance de Jean-Claude (chaque dîner est une performance), mais cette fois dehors. Il envisage de creuser un trou dans la glace et d’y faire cuire, par l’action du pamplemousse, du citron et du froid, le poisson.

Performance musicale pendant que ça marine :

Bon, en fait il faisait trop froid : l’huile a figé très rapidement et le poisson a gelé…

Les sculptures de Kirill sont bientôt terminées. Elles sont localisées à l’entrée de notre base touristique et me font étrangement penser à des poteaux d’attache pour chevaux bouriates. Je n’ai pas assisté à tout le protocole. Le film montrera sa démarche.

Conférence sur la photographie le soir :

Chaque soir c’est encore de la musique et des chants. Et j’ai bien regretté de ne pas avoir pris mon alto…

J5. Les soirées musicales et discussions nous conduisent à des couchers de plus en plus tardifs dans la nuit, ce qui fait qu’au fur et à mesure du séjour le travail démarre de moins en moins tôt. Aujourd’hui il a neigé et le temps est couvert. Nous travaillons au chaud, et préparons notamment la soirée littéraire. Certains patinent un peu.

Il y a quelque chose d’incroyable à patiner sur une étendue si grande. Mais les couches de neiges qui datent d’un moment rendent la glisse très irrégulière et instable, et mes réflexes de patineuse sont un peu rouillés. Ça doit être complètement dingue lorsqu’il n’y a pas un flocon de neige sur la glace.

Je passe d’ailleurs beaucoup de temps à dégager des parcelles de glace pour en admirer les fissures, les couleurs, les bulles, les rainures…

Dans l’après-midi une sortie en aéroglisseur nous permet d’aller explorer des nouveaux coins du lac. J’ignorais totalement l’existence de cet engin :

Quelle température ? Entre -5 et -22° selon les jours ou les moments de la journée.

Folle ambiance en cuisine…

Encore une magnifique performance culinaire :

Soirée littéraire avec lecture de récits, poèmes et proverbes autour de la Sibérie, en français, russe et bouriate (après les proverbes mongols il me faudrait maintenant songer aux proverbes bouriates, que j’ai commencé à traduire) :

Laurent, notre artiste mathématicien, a passé un peu de temps à calculer le barycentre du Baïkal. Il nous livre le résultat sous la forme d’un ballet algébrique pour patins et balai (oui, oui : il écrit la formule au balai en patinant).

Il nous la réécrit à l’écart à la main pour qu’elle soit un peu plus lisible :

Pour finir, de la glace. Parce que je ne m’en lasse pas.

Nous réalisons notre chance en arrivant à l’aéroport de Moscou, où nous apprenons que la Russie place désormais en quarantaine les voyageurs en provenance de France. A quelques jours près, rien de tout cela n’avait lieu.

Tous nos sens remplis d’étoiles et d’immensité, nous rentrons faire décanter, digérer, distiller toute cette matière et ces rencontres.

La suite au prochain épisode.

Portez-vous bien,

Charlotte



Photos © C. Marchina